J'ai envie de vous parler de représentation ethnique. Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas dans la vraie vie, je vais vous faire une révélation qui ne devrait pas vous faire tomber de vos chaises : je suis une jeune femme blanche.
En ce sens, la plupart du temps quand je lis de la fiction, je fais comme tous le monde : je projette par défaut mon ethnotype sur la plupart des personnages. Pour vous donner un exemple qui vous parlera peut-être, dans la saga de Robin Hobb, racontant les aventures d'un bâtard royal et de ses compagnes et compagnons de voyage, je visualise la majorité des personnages avec un faciès caucasien. Même Fitz (le héros), qui pourtant est décrit très brun de peau, avec des boucles brunes, je le vois dans ma tête avec des traits typiquement « blancs » : un nez droit et saillant plutôt que camus ou épaté, des yeux assez ronds, un menton proéminent sans être trop volontaire, des lèvres bien dessinées mais pas trop charnues... D’ailleurs en écrivant cet article j'ai toutes les peines du monde à ne pas juste désigner ces traits comme « normaux ». Ça vous choque ? Moi, oui. Outre le fait que cela révèle un sévère manque de vocabulaire de mon côté (mais je me soigne), c'est avant tout le signe que je suis encore trop peu exposée aux représentations de personnes dont l'ethnotype diffère du mien. Si peu que mon cerveau ne sait pas associer « peau très brune » à un ethnotype correspondant, et va plutôt créer une sorte de caucasien ténébreux et bien bronzé.
Je tiens cependant à mettre un bémol sur cet exemple : les images mentales créées par le cerveau pendant la lecture (ou en tout cas le mien), mettent très longtemps à évoluer. J'ai créé cette image mentale de Fitz quand j'avais 17 ans ; j'ai beau avoir évolué depuis, cette image est un souvenir figé, idéalisé. Le personnage a beau vieillir au fil des tomes, se prendre des coups dans tous les sens et être plein de cicatrices, il reste le beau mec bronzé que mon cerveau a conjuré au début de ma lecture il y a plus de dix ans (ça nous rajeunit pas tout ça).
Pour l'ethnotype, c'est un peu pareil, j'ai vu du pays, des milliers de visages, mais les traits qui ont accompagné ma construction en tant qu'être humain restent ceux que mon cerveau a le plus de facilité à apposer sur les personnages que j'imagine quand je lis. Ce sont les traits de ma famille, des personnes avec qui j'ai grandi, des personnalités médiatisées dans mon pays... Le cerveau ne sait pas inventer de nulle part. Il ne fait que combiner des éléments qu'il connaît.
Alors, quand il s'agit d'écrire, le problème de la représentation ethnique est le même. Naturellement, mes personnages sont blancs. Je veux dire naturellement comme dans « spontanément », pas comme dans « évidemment ». Je les vois blancs. Je dois faire un effort conscient pour les visualiser tels que j'ai envie qu'ils soient.
Dans Rébellion, le roman que j'écris actuellement, c'est une part importante de l'univers, ces visages venus de partout, ces couleurs différentes. L'empire de Fréane, une entité coloniale qui absorbe les nations pour en faire des provinces et en gommer peu à peu l'identité culturelle, est la toile de fond de l'intrigue. La province d'Uria, où se déroule le premier tome, est clairement inspirée de la Mongolie. Sao, le personnage principale, est issu d'Uria : son ethnotype est asiatique. Pendant plusieurs semaines, quand je commençais à écrire Rébellion, je ne parvenais pas à le voir comme je l'avais décrit. Tout au mieux, il avait l'air un peu méditerranéen, mais on était encore en Europe. J'ai cherché des visuels, des photos qui m'inspiraient, pour associer un visage sur les mots que j'écrivais. Ça a été difficile, mais j'y suis arrivée.
je dois m’interroger sans cesse sur le regard que je porte sur les personnages non blancs de mon histoire
Ce qui est intéressant dans mon approche de Rébellion (enfin, moi je trouve ça intéressant, vous vous pensez ce que vous voulez), c'est que je me suis mis cette contrainte d'inclure des personnages d’ethnotypes différents assez artificiellement. Pour l'intrigue de base, j'avais besoin d'un peuple réduit en esclavage, et d'un peuple colonisateur. J'ai choisi de donner aux Fréaniens (les colons) des caractéristiques s'inspirant de la culture française et allemande (cela se ressent principalement dans les noms des lieux et des personnages). C'est loin d'être un choix révolutionnaire, mais j'ai mes raisons. Pour les Uriés (les colonisés), j'ai choisi de m'inspirer de la Mongolie par goût pour ce pays. Tout simplement.
Pour l'intrigue, il fallait que les esclaves aient un ethnotype différent de celui des colons. C’était plus simple à plein de niveaux, et c’était aussi parce que j’avais envie d’explorer la thématique du racisme. On aurait pu imaginer des esclaves qui ne se différencient que très peu des esclavagistes d’un point de vue physique, ç’aurait été intéressant, mais ce n’était pas ce que je voulais raconter.
En revanche rien ne m'obligeait à inclure de la diversité dans les autres provinces de l’empire. J’ai arbitrairement décidé que deux personnages (Emeris et Timos, pour celles et ceux qui ont lu la version disponible en ligne) auraient la peau noire, et de là est née la variété des nombreuses provinces de l'empire de Fréane. Ça aurait pu être un grand tout caucasien, mais c’est devenu, suite à ce choix purement esthétique d’abord, un patchwork de nations dont les habitants ne se ressemblent pas tous. Du coup, je dois m’interroger sans cesse sur le regard que je porte sur les personnages non blancs de mon histoire, ne pas me réfugier derrière les clichés, utiliser habilement les points de vues différents (l’essentiel de la narration se fait du point de vue de Sao) pour explorer la question du racisme et du colonialisme.
Malgré tout ça, j’ai encore un peu de mal à contraindre mon cerveau à se faire une représentation fidèle de mes personnages non blancs. Et je suis parfaitement consciente que le choix d'inclure des représentations ethniques variées dans mon roman est aussi délicat que celui d'y montrer des sexualités non majoritaires dans notre société, en particulier dans la mesure où je ne fais pas partie des minorités que je tente d’inclure. Mon regard est forcément influencé par qui je suis, par mes privilèges et mes préjugés.
Il est plus contraignant pour moi d’écrire sur ce que j’ignore.
Mais, sans ces contraintes, je ne me serais pas autant amusée avec l'univers de Sao. Je me rends compte en écrivant ces lignes de l'étendue des possibles que cela m'offre, que j'ai encore beaucoup de choses à explorer et à exploiter pour donner du corps à ce monde en éclosion.
Ce n’est évidemment pas par hasard que j’ai choisi d’aborder les thématiques du colonialisme, de la domination ou de l’inclusion au sens large : elles me passionnent pour des raisons que je ne développerai pas ici. Et je me sens, malgré tout, légitime à en faire les sujets de mes écrits, parce qu’écrire sur elles me poussent à réfléchir, à faire des recherches, à observer le monde qui m’entoure, à m’enthousiasmer davantage sur ce qui est différent de moi.
Écrire, je le crois, me rend moins ignorante.
Illustration : “The white man’s burden”, par Judge (Avril 1899) d’après le poème de Rudyard Kipling
Me regardez pas comme ça, je cautionne pas, hein !