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Romance et anachronisme

Le délicat sujet de l'expression des sexualités

Petit préambule : ceci est mon premier billet de réflexion autour de l'écriture. Mes propos n'engagent que moi et mon rapport à la fiction, comment je l'envisage pour moi, et non comment je crois qu'elle devrait être pour tous. Chacun est libre d'apprécier une œuvre que je trouve mal construite, qui ne me parle pas ou me pose problème, dans la mesure évidemment ou elle ne présente pas une incitation à la haine ou à l'adoption de comportements irrespectueux ou dangereux.
Ce billet est un support à la discussion, n'ayez pas peur de dire que vous n'êtes pas d'accord !

J'ai eu envie d’écrire cet article en commençant il y a peu la lecture des Mémoires d'Aurélien. Je cherchais des oeuvres de fiction traitant de relations entre hommes dans un contexte colonial, et on m'a conseillé ce texte que j'ai entamé sans trop me poser de questions.
Il s'agit d'une romance érotique, écrite par Pierre Dubreuil, racontant les aventures du fils d'un propriétaire de plantation en Guadeloupe, Aurélien, et de son frère de lait devenu amant, l'esclave Toussaint. Jusque là, pourquoi pas.
Mais dès le début de ma lecture, plusieurs choses m'ont semblé problématiques.
C'est de ces éléments qui m'ont fait tiqué que je vais parler ici, plus que du roman en lui-même que je n'ai pas encore terminé de lire et dont la lecture ne m'est pas particulièrement agréable.

J'écris, entre autre, de la fiction historique dépeignant des relations entre hommes. Je n'ai pas la prétention de connaître en détail le contexte de chacune des époques que j'aborde dans mes récits, même si je fais l'effort de me documenter au mieux pour éviter les anachronismes flagrants. Écrire une fiction historique ce n'est pas nécessairement faire de la reconstitution stricte : on joue beaucoup avec l'image que le lecteur peut avoir de l'époque dans laquelle on place le récit, pour aller dans le sens de ses attentes ou pour le surprendre. On se fait plaisir à insérer des petites incohérences qui feraient hurler les spécialistes mais qui nous arrangent pour la trame de notre histoire... En bref, on prend des libertés, et c'est tant mieux.

Ce qui m'intéresse dans la fiction historique, quelle que soit son sujet, c'est de voir comment une situation apparemment universelle (un amour impossible, un différent entre un père et son fils, la rencontre entre deux cultures, un conflit armé, etc.) est influencée par son contexte temporel et géographique.
Les romances historiques en particulier ont toutes leur lot de clichés : le plus souvent, il y est question d'amours impossibles qui sont la source de multiples fantasmes, et dont les situations peuvent varier à l'infini sans pour autant être très différentes les unes des autres.

Prenons un exemple et déclinons-le : une Française et un Allemand s'aiment.

Si l'on place ces deux personnages dans le contexte de la première guerre mondiale, la Française peut être infirmière et l'Allemand un soldat blessé.
Si l'on décale l'intrigue pendant la seconde guerre mondiale, la Française peut être résistante et l'Allemand prisonnier de guerre.
Si on les places dans les années soixante, les deux protagonistes peuvent être des jeunes communistes correspondants par courrier.
Et si on ramène l'histoire à nos jours, on peut avoir deux étudiants Erasmus qui parcourent l'Europe ensemble.

Toutes ces relations ont la même base : l'amour de deux personnes issues de pays différents. Selon le contexte historique, la relation ne pourra pas se développer de la même façon. Les sentiments pourront être identiques mais ils ne pourront pas être racontés pareil selon que l'on se situe en 1920 ou en 1989 puisque les personnages, dans leur environnement temporel, n'auront théoriquement pas les moyens de les exprimer de la même manière. Je ne m'étendrai pas ici sur la question du niveau de langue ou des lexiques lorsque l'on écrit de la fiction historique, mais, sans aller jusqu'à imiter le style écrit ou oral correspondant à l'époque, il est important de garder en tête que les personnages ne peuvent pas avoir certaines réflexions qui nous semblent pourtant naturelles, à nous, dans notre contexte.

Vous me direz, on peut vouloir créer volontairement un décalage entre le contexte historique et les réactions des personnages. On peut vouloir accoler à notre résistante française ou à notre poilu de 14-18 des réflexions modernes, qui feront échos à l'époque dans laquelle on écrit. Mais cela demande pas mal de subtilité.

Par conséquent, si l'on veut décrire des relations entre personnes de même sexe dans un contexte historique précis, impossible d'appliquer, sans un minimum de dextérité, des notions très modernes qui dénoteraient avec l'époque. Surtout si la relation que l'on décrit reprend déjà le schéma de l'amour impossible. Dans ce cas, les facteurs qui compliquent la relation (différence de nationalité, d'ethnie, de classe, etc.) viennent s'ajouter à la difficulté que représente une attirance pour une personne du même sexe. On peut alors essayer de hiérarchiser les éléments qui entravent la relation afin d'avoir une bonne cohérence par rapport au contexte historique, mais ce n’est pas toujours possible.

Pour reprendre notre exemple, si l'on transforme la Française en Français, est-il plus grave pour lui au regard du groupe auquel il appartient, en 1940, d'avoir une relation avec un Allemand ou bien d'avoir une relation avec une personne de même sexe ? Peut-on traiter l'une ou l'autre de ces transgressions avec plus de légèreté ?
Parfois, la réponse n'est pas évidente, et c'est cette réflexion, ce croisement inextricable des interdits, qui peut faire l'intérêt de l'histoire. Gardons-nous, donc, de traiter l'une ou l'autre de ces intrigues par-dessus la jambe.

Si je reviens aux Mémoires d'Aurélien, je constate que cette question de la cohérence historique s'est manifesté à moi de façon très évidente et sous deux aspects :

Le premier se trouve dans le terme que j'emploie et, en creux, celui que je n'emploie pas pour parler des amours impossibles dont il est question ici. Comme je cherchais une histoire se plaçant dans la période coloniale (oui, je sais, c'est large), je m'attendais à lire non pas une "romance homosexuelle" mais l'histoire d'une relation entre hommes. Ce que j'entends par là c'est une relation impliquant des rapports charnelles et/ou romantiques entre hommes. Je n'utiliserai pas le terme d'homosexualité dans n'importe quel contexte. C'est une notion moderne, profondément occidentale et connotée politiquement. Je ne crois pas que l'on puisse parler d'homosexualité pour dépeindre la réalité des rapports entre hommes à l'époque coloniale, en particulier lorsqu'il s'agit d'un rapport colon/colonisé.

C'est d'ailleurs le deuxième aspect dont je voulais parler : ces rapports sont fortement liés à des enjeux de domination. Impossible selon moi de raconter les amours d'un homme blanc et de son frère de lait noir sans s'attarder sur le poids des inégalités sociales profondes qui les touchent ni sur le tabou que consiste la relation entre une personne blanche libre et un·e esclave noir·e au milieu du XIXème siècle. Cette inégalité, ce rapport de force et de pouvoir, est une source indéniable de fantasme autant qu'un sujet passionnant pour le développement d'une histoire, qu'il s'agisse d'une relation entre personnes du même sexe ou non.

Pourquoi deux jeunes hommes qui se disent « je t'aime » et recherchent le bonheur conjugal ensemble est-il problématique ? Dans l'absolu, ça ne l'est pas.
Dans le contexte de la Guadeloupe du XIXème siècle, ça l’est plus.​

Ce que je m'attendais à trouver à la lecture des Mémoires d'Aurélien (puisque j'ai décidé de le prendre comme exemple du mauvais élève de la romance historique), c'était une longue tension entre les personnages principaux qui découvrent leur attirance, s'en inquiètent, pour finalement se laisser aller à leur passion et devoir fuir la plantation familiale alors que l’abolition de l’esclavage est proche.
Mais au lieu de cela, j'ai été surprise de découvrir deux jeunes gens pas plus gênés que ça d'être attirés par quelqu'un du même sexe, qui tombent dans les bras l'un de l'autre avec un naturel déconcertant et, surtout, n'ont pas de mal à se dire « je t'aime » comme le ferait n'importe quel couple moderne, en cherchant très vite à construire une sorte de vie domestique idéale.

Pour la défense de l'auteur, j'écris ce billet sur la base du début de l'oeuvre uniquement, je ne présumerai pas de ce qui se passe ensuite et qui peut donc être plus cohérent d’un point de vue historique que ce début de roman.

Pourquoi, donc, deux jeunes hommes qui se disent « je t'aime » et recherchent le bonheur conjugal ensemble est-il problématique ?
Dans l'absolu, ça ne l'est pas. Dans le contexte de la Guadeloupe du XIXe siècle, ça l’est plus.

Je ne prétendrai pas connaître avec précision les mœurs des hommes de cette époque, en particulier des esclaves de Guadeloupe dont je découvre une partie de la culture à travers ce roman qui, malgré ses maladresses, semble assez bien documenté. Je sais en revanche qu’à la même époque les colons français voyaient d’un drôle d’œil les démonstrations d’affection entre hommes au Maghreb, où il était très commun pour deux hommes de se tenir par la main et de s’appeler « Habibi » (mon amour). Facile pour moi en tant que lectrice de m’attendre, donc, à ce que les blancs de Guadeloupe éprouvent une réticence à se montrer affectueux avec un autre homme, qu’il soit question de relation romantique ou pas.

Comment Aurélien peut-il aborder l’amour avec une telle simplicité ?

Il pourrait s’agir d’un trait dominant de sa personnalité, un garçon qui se soucierait peu des conventions sociales, mais a aucun moment cela ne nous est présenté ainsi.

Peut-être que l’on peut se demander pourquoi Toussaint a la même aisance que son amant à exprimer ses sentiments. Après tout, ils ont été élevés ensemble, cela y est peut-être pour quelque chose ? Ou alors cela vient de sa culture ?

On pourrait tenter d’expliquer ces incohérences, mais au fond, ce n’est pas le problème. Le problème c’est que moi, lectrice, je m’attends à trouver un conflit qui me semble intrinsèquement lié au contexte historique et que ce conflit est, ici, inexistant. La relation de Toussaint et Aurélien est traitée, selon moi, d’un point de vue très moderne : ils n’expriment pas leurs sentiments comme on attendrait que le fassent des jeunes de leur époque, ils n’éprouvent pas (ou très peu) les doutes et les peurs qui semblent liés à leur situation. Ils sont dans une bulle de l’amour idéal homosexuel imaginé par l’auteur (c’est en tout cas mon interprétation), et cet idéal est résolument anachronique.

Ce que nous projetons de nous lorsque nous écrivons des personnages vient avec son lot de références qui nous sont contemporaines, cela me semble naturel. Sans sur-interpréter le contexte de l’auteur dont j’ignore tout, je retiendrai ceci pour moi-même : écrire des relations sociales, qu’elles soient amoureuses ou non, c’est écrire les rapports qu’entretiennent entre eux les êtres humains dans un contexte donné. Il n’y a pas d’idéal amoureux universel. Il en va de même lorsqu’il s’agit de sexualités. L’homosexualité n’est pas la seule notion qui définit le rapport que peuvent entretenir deux personnes du même sexe qui sont attirées physiquement ou amoureusement. Et je parle bien d’une notion, pas d’un mot. Remplacer « homosexuel » par « inverti » dans son récit d’époque ne suffit pas pour s’émanciper de la notion d’homosexualité. Elle est complexe et est profondément liée, aujourd’hui, à un historique de luttes, d’identité. Aurélien, pour revenir à lui, est, au début du roman, un vieillard qui veut écrire pour aider les jeunes gens à « s’accepter tels qu’ils sont ». C’est une idée qui me semble particulièrement décalée à une époque où les comportements considérés comme « déviants » étaient prétendument soignés ou corrigés à grand coups de traitements violents ou de prières.

Je n’ai pas la prétention de savoir comment représenter avec justesse l’expression multiple des sexualités, que ce soit dans le passé ou même aujourd’hui. Mais je veux, à travers mes récits, respecter au mieux cette diversité des relations que savent créer les êtres humains, le meilleur comme le pire.
Je lis et j’écris pour explorer des réalités qui ne sont pas la mienne, des mondes qui me sont étrangers. Ça demande pas mal d’effort de sortir de son propre prisme, parfois ça m’amène à faire subir à des personnages des choses que je préfèrerais leur éviter parce que, dans mon monde, c’est possible.

Les époques que je choisis de dépeindre sont plus qu’un simple décor, elles sont aussi importantes à mes yeux que les personnages. Sans elles, le récit n’aurait pas lieu d’être. Ça justifie bien qu’on les respecte un peu, non ?

Image : Émile Goury, vue de Basse-Terre, Guadeloupe